Esclavage par ascendance, arrestations et détentions arbitraires, violences faites aux femmes, surpopulation carcérale, terrorisme… le président de la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH) fait le point de la situation des droits de l’Homme au Mali sans complaisance. Aguibou Bouaré peint un tableau sombre, mais reconnait les efforts des autorités actuelles précisément le ministre de la Justice qui, selon lui, ne ménage aucun effort pour renverser la tendance.

Pouvez-vous présenter brièvement la CNDH

La CNDH est une autorité administrative indépendante, créée par la loi 36-2016 du 7 juillet 2016. Donc, dans sa nouvelle forme, elle a été créée en 2016, mais dans la réalité, l’institution existe depuis 1989. Elle a connu différentes mutations depuis sa création par arrêté, par décret, finalement par loi, conformément à ce qu’on appelle les Principes de Paris qui recommandent à tous les Etats de créer une institution indépendante chargée du respect, de la protection, de la promotion des droits de l’Homme et de la prévention de la torture.

La CNDH répond à ces critères d’indépendance, d’impartialité et de probité dans le choix de ses commissaires. Elle est composée de neuf commissaires qui sont désignés par différentes organisations de la société, à savoir le Barreau, les syndicats de magistrats, l’Université de Bamako, l’Ordre des médecins et les organisations de défense des droits de la femme, les organisations de défense des droits de l’Homme en général, représentants des organes de presse et des médias, etc. ce qui constitue un ensemble de neuf commissaires.

Nous avons une autorité qui est dirigée par un président, un vice-président, un rapporteur général et un rapporteur général adjoint.

Chaque année, vous produisez un rapport, cela concerne quoi concrètement ?

Effectivement, c’est la loi qui nous crée qui nous exige de produire chaque année un rapport annuel sur la situation des droits de l’Homme.

Ce rapport est communiqué au président de la République, au président de l’Assemblée nationale et aux présidents de toutes les institutions de la République. Ce rapport fait le point de la situation des droits de l’Homme sur l’année de référence en termes de violations, en termes d’avancées, en termes d’acquis et en termes de défis également. Donc, depuis qu’on est là, on n’a pas dérogé à cette obligation de produire ce rapport annuel.

Le 12 août, vous avez présenté votre rapport 2020 à la presse. Le ministre de la Justice a assisté à la présentation. Que peut-on retenir de ce rapport ?

Le ministre nous a fait l’honneur d’être présent à la conférence de presse de présentation de notre rapport annuel. D’abord, il faut préciser que ce rapport fait l’objet d’une présentation au niveau de l’Assemblée nationale. Donc, compte tenu du fait qu’on n’a pas d’Assemblée nationale en ce moment, le rapport 2020 a été présenté au Conseil national de Transition (CNT), qui est l’organe législatif de la Transition.

En gros, ce qu’on peut retenir, c’est que le tableau n’est pas reluisant en matière de respect des droits de l’Homme au Mali. C’est dû aux différentes situations. D’abord, vous le savez depuis 2012, le Mali traverse une crise multidimensionnelle en lien avec le terrorisme, avec les conflits d’intérêt intracommunautaire, avec l’insécurité tous azimuts. Ce sont des fléaux qui engendrent naturellement des atteintes aux droits de l’Homme. Surtout au nord et au centre du Mali que nous constatons des manifestations graves de cette violation des droits de l’Homme. cela va des atteintes au droit à la vie, à l’intégrité physique, au droit à la santé, à l’éducation et l’alimentation.

Bref, du fait que l’Etat est même absent dans ces contrées, les populations ne bénéficient pas des services sociaux de base, toutes choses constituant des faits de violations des droits de l’Homme. Au-delà de cela, dans la région de Kayes, le phénomène de l’esclavage par ascendance connait une recrudescence ces derniers temps, avec des manifestations très violentes parfois jusqu’à des atteintes au droit à la vie. Parce qu’il y a des morts. Ce sont des situations qui sont déplorables.

Mais, parallèlement, il faut reconnaître que certains efforts ont été faits par l’Etat, même si ces efforts ne sont pas suffisants. Ces efforts résultent de la bonne volonté d’un certain nombre de ministres, notamment le ministre de la Justice qui est un droit-de-l’hommiste bien avant qu’il ne soit ministre. Il faisait partie de nos consultants qui animaient certaines sessions sur la thématique des droits de l’Homme.

Nous estimons jusqu’à preuve du contraire qu’il ne s’est pas départi de cette fibre de défenseur des droits de l’Homme. Des initiatives ont été prises pour lutter contre l’impunité même si la lutte ne connait pas d’avancées significatives. Il y a eu une session spéciale contre les crimes en lien avec le terrorisme. Il y a eu une session spéciale également par rapport aux infractions aux crimes imputables aux Forces de défense et de sécurité à travers des audiences du Tribunal militaire, etc. Ce sont des actions qu’il faut saluer et encourager.

Au-delà de ce rapport, quel est l’état des droits l’Homme au Mali ?

Il n’y a pas d’améliorations significatives par rapport à la situation globale parce que le terrorisme continue. Vous êtes témoin des agressions ou des attaques quasi-quotidiennes sur l’étendue du territoire national et parfois, on les impute aux bandits armés, parfois aux groupes terroristes.

Bref, les populations de ces localités ne bénéficient pas de leur droit à la sécurité. De plus, les services sociaux de base de l’Etat sont toujours absents. Même les juridictions ont déserté ces zones-là. C’est ce qui fait un terreau favorable à l’impunité, c’est-à-dire que les auteurs d’infractions, les commanditaires et complices bénéficient d’une certaine légitimité du fait que la justice est absente.

Les centres de santé également sont absents. Les écoles sont fermées, ce qui prive des milliers d’enfants de leur droit à l’éducation. L’esclavage persiste dans la région de Kayes. Malgré la lettre circulaire du ministre de la justice allant dans le sens d’une répression optimale de ces infractions, nous ne sentons pas dans la région de Kayes une avancée significative dans la conduite des procédures contre ceux qui s’adonnent à ces crimes et ces infractions en lien avec le phénomène de l’esclavage.

En plus, nous avons déploré et dénoncé des cas d’arrestations et de détentions arbitraires en 2020 et 2021.Nous n’avions pas manqué de les dénoncer et nous avions même fait des

courriers aux autorités compétentes, y compris aux plus hautes autorités pour rappeler que ce sont des actes attentatoires à la dignité humaine. Ce sont des actes qui violent les conventions, même la Constitution du Mali par rapport au respect des droits fondamentaux des populations qui résident sur le territoire malien.

Qu’est-ce que la CNDH propose contre l’esclavage, ce fléau

qui ternit l’image de notre pays ?

Effectivement, nous sommes en relation avec d’autres organisations de défense des droits de l’Homme. Nous avons élaboré une stratégie de lutte contre le phénomène de l’esclavage par ascendance. Cette stratégie est basée sur trois axes : la formation, la sensibilisation, le plaidoyer et puis la répression, c’est-à-dire nous reconnaissons que le tout répressif n’est pas la solution, mais il faut passer par une grande campagne de sensibilisation, d’information et même de formation des populations de ces localités.

Il y a beaucoup de personnes dans ces zones qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école, qui n’ont pas forcément la même compréhension des instruments juridiques. Il va falloir les former et les sensibiliser pour qu’ils comprennent qu’il s’agit des conventions qui interdisent ce genre de pratiques, à commencer même par la Constitution de notre pays qu’on appelle la Loi fondamentale. Parce que cette Constitution proscrit toute forme de discrimination entre les citoyens maliens. Donc, que les gens oublient ou acceptent de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’idées occidentales.

Il ne s’agit pas de projets d’ONG, mais il s’agit de l’application des textes de notre pays. Au-delà des textes nationaux, il s’agit des conventions internationales que nous avons acceptées de signer en toute indépendance et  en toute souveraineté. Si nous menons cette campagne, nous avons bon espoir que cela peut marquer les esprits. Au-delà de , il faut faire le plaidoyer auprès des autorités pour qu’elles s’impliquent davantage parce que l’Etat est le principal débiteur en matière de respect et de protection des droits de l’Homme. cela veut dire simplement que l’Etat a l’obligation de protéger toute personne qui réside sur le territoire malien. Or, les victimes de ces pratiques d’esclavage ont l’impression d’être des laissés pour compte ou être des personnes abandonnées dans leur propre pays.

Donc, il faut faire ce plaidoyer auprès des autorités pour qu’elles comprennent leur rôle majeur dans la lutte contre ce fléau. Troisième élément, c’est vraiment la répression.

Comme le ministre vient de le faire récemment à travers la lettre circulaire adressée à tous les procureurs pour vraiment faire une exploitation optimale du Code pénal afin de réprimer les pratiques de l’esclavage par ascendance parce que certains prétextaient qu’il n’y a pas de loi spécifique qui criminalise l’esclavage et qui les empêchait de lutter efficacement contre le fléau. Mais nous estimons que c’est un prétexte qui ne tient pas.

Le ministre l’a compris. C’est pourquoi il a dit de faire une exploitation optimale du Code pénal qui contient beaucoup de dispositions pertinentes permettant de lutter efficacement contre l’esclavage. A travers ces trois piliers, nous pensons que la lutte contre l’esclavage peut être menée à bien.

L’adoption d’une loi spécifique estelle indispensable pour éradiquer la pratique de l’esclavage au Mali ?

L’idéal c’est d’adopter cette loi spécifique. Mais il faut reconnaître que la lutte peut bel et bien être menée contre l’esclavage avant l’adoption de cette loi qui fait partie de nos recommandations. L’adoption de cette loi spécifique fait partie des recommandations que nous avons adressées aux autorités dans notre rapport annuel 2020.

Qu’en est-il du respect des droits des femmes ?

Ce tableau non plus n’est pas reluisant, malheureusement. On veut bien que les efforts des organisations de défense des droits de la femme aboutissent parce qu’il y en a beaucoup.

Et beaucoup de ces organisations font de leur mieux. La CNDH se bat aussi quotidiennement pour assurer le respect et la protection des droits des femmes. Mais, le contexte fait que nous enregistrons beaucoup de violations des droits des femmes. Il y a les mutilations génitales féminines, des femmes qui sont utilisées dans le cadre de conflits intra intercommunautaires, même dans le cadre du terrorisme.

Elles sont utilisées comme des objets de plaisir. Il y a beaucoup de viols et d’agressions sexuelles et sexistes dans ces zones-là. Donc, du fait que l’insécurité est ambiante, l’Etat a des difficultés à assurer à ces femmes une certaine protection. Ce qui a entraîné un grand mouvement de déplacement des femmes et des enfants autour des grands centres urbains. Il y a des camps de déplacés qui sont composés en majeure partie de femmes, et la plupart de ces femmes ont été victimes de violences sexuelles ou sexistes. Et les enfants qui sont avec ces femmes aussi sont privés de tous leurs droits pratiquement. Ils sont privés de leur droit à l’éducation, le droit à l’alimentation. Cela commence à entraîner un phénomène grave d’amplification de la mendicité.

Si vous approchez les quartiers qui sont proches de ces camps de déplacés, vous voyez des enfants dans la rue, des petits enfants qui font de la mendicité. Et ça, c’est vraiment une bombe sociale. Si l’Etat ne prend pas les dispositions à temps, on ne

sait pas ce que vont devenir les enfants qui grandissent dans ces conditions. En gros, les droits catégoriels connaissent aussi beaucoup de difficultés dans notre pays, malgré les efforts des autorités notamment le ministère de la Promotion de la femme.

C’est le lieu de saluer singulièrement l’ancienne ministre, Mme Bintou Founé Samaké qui a vraiment mouillé le maillot pour le respect des droits des femmes. C’est peut-être dû au fait qu’elle est du milieu des défenseurs des droits de l’Homme.

Vous visitez régulièrement les prisons. Les droits des détenus sont-ils respectés dans les différents centres de détention ?

La situation est déplorable dans beaucoup d’unités d’enquêtes et dans beaucoup de lieux de privation de liberté. Les unités d’enquêtes, ce de gendarmerie. La maison d’arrêt c’est ce qu’on appelle la prison centrale. Nous pensons que, à la suite de nos différentes missions, ce qu’on appelle le monitoring, c’est-à-dire la surveillance des droits des prisonniers, nous déplorons beaucoup de violations des droits fondamentaux des personnes privées de liberté. Ces violations commencent principalement par la surpopulation carcérale.

Le cas de Bamako a défrayé la chronique. D’une prison construite pour 400 pensionnaires, on se retrouve à près de 3000 pensionnaires dans des conditions très déplorables.

Les détenus n’ont pratiquement droit à aucun de leurs droits reconnus par les textes. Donc, au-delà de cela, l’accès au droit à la santé n’est pas assuré au niveau des lieux de privation de liberté. Ce que les gens doivent comprendre, ce n’est pas parce qu’on est poursuivi ou qu’on est détenu avant le jugement qu’on est coupable. C’est ce qu’on appelle le principe de la présomption d’innocence.

Nous estimons, avec les émissions quasi systématiques des mandats de dépôt, qu’il est porté atteinte à ces principes de présomption d’innocence. Donc, à partir du moment où nous assistons à l’émission quasi systématique des mandats de dépôt, cela donne lieu à un remplissage, si vous permettez l’expression, des prisons. Les prisons sont remplies des personnes qui attendent leur jugement. Ce ne sont pas des personnes condamnées. Ce taux dépasse de loin le taux des personnes qui ont été jugées et condamnées.

Cette situation n’est pas normale dans un Etat de droit. Il faut arriver à inverser la tendance. Au-delà de ça, des détenus dans les prisons de l’intérieur se plaignent de la qualité et de la quantité de nourriture. Donc le droit à l’alimentation n’est pas aussi assuré. Nous avons mentionné tout cela dans nos rapports et nous notifions ces rapports au département compétent pour qu’un suivi soit assuré par rapport à la mise en œuvre. En gros, la situation carcérale non plus n’est pas fameuse dans notre pays à ce jour.

Nous sommes encore dans une période transitoire. Quelles sont vos attentes en termes de réforme pour la réussite de la lutte contre la violation des droits de l’Homme ?

Bien avant la Transition, je pense que de gros chantiers avaient été ouverts dans le sens de la réforme de la justice. La Loi de programmation et d’orientation du secteur de la justice, adoptée en décembre 2019, contient pratiquement tous les éléments dont la justice a besoin pour faire sa mue à travers, entre autres, la récompense des magistrats méritants, la sanction des magistrats qui commettent des fautes ; le renforcement des services d’inspection judiciaire et la campagne de sensibilisation pour que les populations comprennent le fonctionnement de la justice. Il y a vraiment tous les axes qu’il faut pour assurer un résultat optimal à la justice. Et vraiment, qui parle de bonne justice, de bonne administration de la justice, parle déjà de meilleur respect des droits de l’Homme parce que les droits de l’Homme ne sont autre chose que le respect des droits reconnus aux populations qui résident sur le territoire. Or, ces textessont consacrés soit par la Constitution, soit par le Code pénal, soit par d’autres lois spécifiques. Donc, à partir du moment où les populations parviendront à jouir effectivement de ces droits, nous pouvons penser qu’il y a un meilleur respect des droits de l’Homme. L’objectif est vraiment d’arriver à la mise en œuvre de cette Loi de programmation d’orientation du secteur de la justice. Cela commence déjà par l’augmentation de la rémunération des magistrats et de certains acteurs de la justice. Donc, il faut aller devant et il faut avancer.

Avez-vous un dernier mot pour votre ministre ?

En fait, je voulais juste saluer les dernières initiatives du ministre de la Justice, à savoir les lettres circulaires et les instructions qu’il a notifiées à certains acteurs de la justice, notamment la lettre circulaire allant dans le sens du respect des bonnes pratiques en matière de distribution de la justice.

Et puis une instruction également dans le sens de la diligence dans la distribution de la justice, parce que la lenteur dans la distribution de la justice constitue une violation des droits de l’Homme. C’est ce que nous appelons en défenseur des droits de l’Homme le procès dans un délai raisonnable, à partir du moment où cela n’est pas respecté, ça peut constituer une violation des droits de l’Homme. Or, le ministre a pris la circulaire dans ce sens.

Troisième élément, je l’avais déjà évoqué, c’est dans le cadre de la lutte contre l’esclavage. Mais nous nous sommes empressés de lui demander d’assurer un suivi rigoureux dans la mise en œuvre de ces différentes lettres circulaires parce qu’une chose est de prendre les notes, et une autre est d’assurer la mise en œuvre sur le terrain. Donc, nous saluons vraiment ces initiatives et également la disponibilité du ministre.

A chaque fois que nous avons eu besoin de lui, ces portes sont restées ouvertes. Nous avons eu à échanger sur beaucoup de situations qui ne font pas l’objet de publicité et il arrive à trouver un dénouement. C’est aussi cela notre rôle. Nous ne sommes pas une association, nous ne sommes pas une ONG. Nous sommes une institution de l’Etat. Tant que nous pouvons régler leurs problèmes sans faire de tapage. Nous le faisons. C’est à partir du moment où nous butons à des obstacles que nous sommes obligés de sortir pour faire des dénonciations publiques.

Donc, le ministre a jusqu’à preuve du contraire, montré une disponibilité incontestable à ce niveau. Mais nous voyons également que peut être qu’il ne dispose pas de la marge de manœuvre nécessaire, qu’il n’a pas les coudées franches pour faire ce qu’il souhaite faire ou pour régulariser tout ce qu’il souhaite régulariser. Nous comprenons cela et nous l’encourageons vraiment à assumer ses responsabilités en toute indépendance, dans l’impartialité et dans l’objectivité la plus totale.

Source: Magazine d’informations générales du Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme du Mali